By Anarkia333 |
1983
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Quand on parle des différents groupes appelés «gnostiques», on ne met souvent en évidence que leurs liens avec le christianisme. En effet, les premières attestations ambiguës de leur existence et de leurs croyances sont présentes dans les oeuvres des auteurs chrétiens, tels que Clément ou Irénée, où ces communautés sont souvent simplement considérées comme déviantes par rapport à un christianisme orthodoxe. Pourtant, il existe de nombreux liens entre des textes de Nag Hammadi et les mouvements philosophiques des IIe et IIIe siècles de notre ère, particulièrement le néoplatonisme.

Ces textes ne peuvent donc pas être totalement compris s'ils ne sont observés que sous l'angle du christianisme. Les Trois stèles de Seth est un de ces textes, et doit être étudié à la lumière des enseignements du néoplatonicien Plotin. Les Trois stèles de Seth constituent le cinquième et dernier traité du codex VII de Nag Hammadi, il est précédé par la Paraphrase de Sem, par le Deuxième traité du Grand Seth, par l'Apocalypse de Pierre et les Enseignements de Silvanos. Le texte comporte certaines lacunes qui n'affectent toutefois pas la compréhension de l'ensemble. Il est rédigé en sahidique, mais l'original aurait été écrit en grec, comme c'est le cas pour la plupart des textes de Nag Hammadi. Le professeur Claude donne trois hypothèses pour la date de composition de la version grecque du texte que nous possédons, et deux hypothèses pour le lieu de composition, en lien évidemment avec l'enseignement de Plotin. Si le texte a été écrit à Alexandrie, on peut le dater de la fin du IIe et du début du IIIe siècle de notre ère ou entre 235 et 245, à l'époque où Plotin étudia avec Ammonius Saccas. Si ce texte a été écrit à Rome, où Plotin a enseigné après son départ d'Alexandrie, il faudrait, dans ce cas, en situer la composition entre 245 et 270, date de sa mort.

Un incipit ouvre le traité (118,10-9) et fait état d'un titre long: La Révélation par Dosithée des trois stèles de Seth. Dosithée y expose comment il a découvert les Trois stèles de Seth et en a pris connaissance; il assure le lecteur de l'authenticité de la transmission qu'il en fait et identifie Seth comme l'auteur du traité. Cet exposé permet à Dosithée de légitimer les Trois stèles de Seth comme dépositaires de la pensée séthienne. Le professeur Claude émet l'hypothèse que ce Dosithée pourrait être considéré comme le fondateur légendaire de la gnose, maître de Simon le Mage. Quoi qu'il en soit, tous les écrits de Seth étaient destinés à être vus, compris, lus et finalement transmis aux élus (118,17).

L'intitulé Première stèle de Seth (118,25) recouvre une prière d'action de grâces et une hymne adressée à la première hypostase (118,25-119,15a). La prière d'action de grâces est une eulogie par laquelle Seth bénit Ger-Adama de l'avoir élu et engendré dans l'incorruptibilité. Ayant reçu de lui la connaissance spirituelle, il le considère comme son Père-Intellect. En signe de reconnaissance, il adresse à la triade divine une triple invocation. Dans une prière finale, l'assemblée célèbre l'Autogène comme la manifestation parfaite des Grandeurs plérômatiques. La deuxième stèle est consacrée à Barbélo, l'hypostase féminine de la triade sacrée, décrite sous les traits caractéristiques de l'Ennoia du Père Invisible. Androgyne, parfaite, dyadique de nature, elle est présentée comme Intellect (principe d'unité) et comme Vie (principe de multiplicité). Le genre grammatical de Barbélo est souvent ambigu dans les écrits séthiens, Barbélo pouvant référer alternativement à ne figure masculine ou féminine. Toutefois, elle est habituellement plus féminine que masculine. Elle est vénérée comme l'ombre première du Père-Saint, mais aussi comme «Génitrice parfaite, productrice d'Éons» (122,6-5). Elle est, pour finir, considérée comme le principe du mouvement entre les opposés et leur unification. La stèle se termine par une prière (123,25-124,130) adressée par toute la communauté à Barbélo, lui demandant le rassemblement, la vision intellective et le salut. La troisième stèle s'adresse à l'Inengendré, l'hypostase suprême célébrée par les élus au terme de leur expérience spirituelle. Dans un moment de joie extatique, ils se réjouissent de la connaissance qui leur est donnée du Préexistant réel (124,17-21). Après ce préambule, commence l'invocation de l'Inengendré, principe d'où sont émanées toutes les entités plérômatiques. Puis, dans une litanie d'attributs divers, la transcendance absolue est identifiée positivement comme Existence, Père, Créateur, Dispensateur de tous biens (124,26-33). Après une lacune de deux lignes et demie (125,1- 3a), le texte développe sous forme d'une démonstration ce thème de la transcendance de l'Esprit (125,23-126,4). Indicible, lui seul peut accorder la lumière qui permette de le voir et procure le Salut (125,5-22). L'illumination identifie les élus à l'Esprit (125,23-126,4). Ces élus invoquent alors, avec des noms mystérieux, l'Inengendré. Finalement, survient la bénédiction adressée par la communauté à l'Esprit pour le salut éternel, demandé et accordé (126,14-34).

Les six premières lignes de la page 127 sont lacuneuses, il faut supposer logiquement qu'elles contenaient la mention «Troisième stèle de Seth», comme ce fut le cas à la fin des deux premières. À la fin de la sixième ligne commencent des notations rituelles sur la manière de réciter les stèles (127,6-21). Le texte se termine par une déclaration sous la forme d'un renvoi de la communauté rassemblée (127,21-26). L'explicit porte uniquement Les Trois stèles de Seth sans qu'il soit question de la Révélation de Dosithée. Dans son introduction, le professeur Claude présente l'hypothèse d'une double rédaction. Sous sa forme la plus primitive, le traité serait un hymne à la Triade, probablement attribué à Seth. Ce texte primitif contenait sans doute une brève introduction (118,20-24), puis suivait une invocation aux trois hypostases de la Triade (Autogène, Barbélo et l'Inengendré). Le traité s'achevait alors par une exhortation (127,4-11). L'intervention du deuxième rédacteur des Trois stèles de Seth paraît avoir été commandée par deux préoccupations distinctes: d'abord adapter la forme de l'hymne à une lecture liturgique et relire, ensuite, l'enseignement sur la Triade à la lumière de la théorie «séthienne» des quatre races. Le professeur Claude suggère donc que ce texte ait pu être utilisé de manière liturgique. Il est rare de trouver des allusions aux rites de ces communautés. Souvent, cette facette de leur vie religieuse est ignorée ou niée par les sources gnostiques que nous possédons, et ridiculisée ou parodiée lorsqu'elle est mentionnée par les sources dites orthodoxes. Cependant, dans les Trois stèles de Seth, des indices font croire à l'existence d'une communauté liturgique qui se servait des trois hymnes comme prière. Il est dit, en effet, que ces textes devaient être récités par tous les participants, «individuellement et en commun»; qu'ils garderaient le silence après une première récitation et recommenceraient en sens inverse, «selon la manière qui leur a été fixée» (127,11-14).

Selon le professeur Claude, il y a donc de sérieux signes dans ce traité permettant de croire à l'existence d'une communauté célébrant liturgiquement le salut par la vision. Après avoir recherché l'environnement social du texte, le professeur Claude étudie son environnement intellectuel qui est, comme pour d'autres textes de Nag Hammadi, clairement non-chrétien. Il y a parmi les spécialistes beaucoup de discussions sur les éventuelles liaisons entre les Trois stèles de Seth et l'hermétisme. Cependant, le professeur Claude trouve des liens plus étroits entre ce traité et la philosophie du néoplatonicien Plotin. Il relève dans le détail six thèses qui apparentent les Trois stèles de Seth aux Énnéades, oeuvre de Plotin. Mais il laisse cependant la possibilité que certaines de ces théories, telles que la conception du corps comme mauvais et de la mort comme libératrice, la condamnation du corps, des choses matérielles, ou encore un certain pessimisme qui, par leur dualisme accentué, pouvaient fort bien ressembler à celles des gnostiques et leur être plus ou moins assimilées. Pour lui «Plotin n'a peut être jamais été gnostique, mais on ne peut oublier qu'il fut disciple de Numénius qui, lui, le fut certainement» (p.27).