By Anarkia333 |
2014
240

Extrait de l'avant-propos 

Il y a un demi-siècle, j'étais étudiant à Paris. Avec l'enthousiasme conquérant de mon âge, je me détachais des amarres de l'enfance et je visais de nouveaux horizons. Je gagnais mon indépendance en me rengorgeant d'anticonformisme. Je repoussais mon milieu, j'avais soif de rencontres. Mon professeur d'allemand était un Espagnol fringant qui avait pas mal bourlingué. Il se fit mon guide dans la bohème la plus huppée. Grâce à lui, je connus des artistes, des intellectuels, des étrangers de haut vol, des aristocrates excentriques, des personnages hauts en couleur. Nous visitions des ateliers de Montmartre, nous discutions la nuit entière au Dôme. Nous allions écouter une chanteuse yéménite à la Contrescarpe. Chez moi, dans l'hôtel particulier que j'avais hérité de ma mère, je donnais des réceptions chahuteuses. On se racontait les amours tumultueuses de l'un ou l'autre, on fumait une cigarette de haschich (pas moi, je n'aurais osé) et je me croyais dans l'antichambre du plus délicieux des enfers.

Tout ce groupe révérait, en particulier, un célèbre historien anglais. Sir R. S. était très grand, très maigre, très droit malgré son âge canonique, ses yeux bleus plissaient comme ceux d'un Asiatique et il laissait flotter une longue chevelure grisonnante. Raffolant de la France, il séjournait pendant des mois entiers dans son pied-à-terre parisien. Il parlait le français avec un charmant accent. Sa spécialité était la Grèce antique sur laquelle il avait publié de nombreux ouvrages qui non seulement faisaient autorité, mais se lisaient comme les plus palpitants romans. Sa réputation sentait le soufre, ce qui excitait mes amis. Des rumeurs circulaient sur sa vie privée, mais, surtout, sur ses dons cachés. Il pratiquait la voyance et aussi, murmurait-on, l'occultisme. Il jetait des sorts et j'avais recueilli plus d'une anecdote sur leur efficacité. Bref, il faisait peur tout autant qu'il attirait par son mystère, par les mille détours de sa prodigieuse culture. Son prestige en tant qu'historien équivalait à son emprise en tant qu'occultiste.

Bien des Français le considéraient cependant comme un charlatan, leur rationalisme ne pouvant concevoir la cohabitation du professionnalisme et de la parapsychologie alors que ce mélange s'acclimatait parfaitement à l'excentricité britannique. C'était justement cette double personnalité d'un historien renommé et d'un occultiste redouté qui m'attirait.Je le rencontrai chez le peintre surréaliste animateur de notre groupe. Ce soir-là, nous étions une dizaine à nous retrouver dans l'atelier de notre ami. A peine nous fûmes-nous présentés qu'avec toute l'outrecuidance de mes dix-neuf ans, je m'accrochai à ses propos et je ne le lâchai plus, oubliant les autres et les empêchant de l'approcher. Grâce à sa supériorité, il savait se mettre au niveau de ses interlocuteurs. Il parut s'intéresser à mes paroles, ce qui m'encouragea à continuer. Il me demanda qui était mon héros historique. Sans hésiter, je lui répondis : «Alexandre le Grand», et de me lancer dans une description enthousiaste de ce météore qui traverse, scintillant, l'Histoire, ce conquérant, le seul dans les millénaires à s'être rendu populaire parmi les conquis, ce prodige, ce demi-dieu auquel nul ne résistait.