Résumé – Plusieurs hypothèses sont proposées pour expliquer le mégalithisme antique en blocs appareillés au Proche-Orient. La disposition d’une nombreuse main-d’oeuvre servile réunie à la suite de victoires militaires et les visées ostentatoires des constructeurs sont souvent mises en avant. Mais ce mode de construction tient d’abord aux conditions géologiques et topographiques locales. L’usage de puissants engins de bardage et de levage est indispensable. Il nécessite donc l’intervention d’ingénieurs et de spécialistes plutôt qu’une foule de manoeuvres. Lorsque ces conditions sont réunies, le coût économique du mégalithisme s’avère inférieur à celui des constructions appareillées en blocs ordinaires et sa résistance aux séismes est supérieure. Quant aux motivations ostentatoires, elles restent à prouver.
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Jean-Claude Bessac, « Le mégalithisme antique au Proche-Orient : idées reçues et données nouvelles », Syria [En ligne], 87 | 2010, mis en ligne le 01 juillet 2016, consulté le 21 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/syria/676 ; DOI : 10.4000/syria.676
Détails - Livre
3. Mégalithisme traité par :
- E. Will a présenté en 1966 un corpus de ces monuments
- 1977, J.-P. Adam a traité les aspects techniques de leur bardage
- Fr. Larché a publié en 2005 l’étude d’un exemple hellénistique
Les présentes lignes n’aborderont donc que des aspects complémentaires à ces recherches en proposant un point de vue de professionnel du bâtiment, pour nuancer et parfois remettre en cause des idées reçues.
Par convention, sera donc considéré ici comme mégalithe tout monolithe dépassant un volume de 2 m3, soit un poids d’environ 5 t pour une roche d’une densité apparente approximative de 2,5 t/m3. Selon cette définition, il existe au Proche-Orient antique deux catégories d’ouvrages mégalithiques : les constructions appareillées en mégalithes de provenance locale et les grands monolithes, plus ou moins isolés, façonnés dans des roches ornementales qui ont été parfois importées d’assez loin. La première catégorie est la plus commune dans la région (fig. 1), alors que la seconde caractérise plutôt l’Égypte...
Note 6. On estime que la densité apparente des pierres de la région s’échelonne entre 1,8 et 2,8 t/m3 , selon que l’on prend en compte les grès dunaires tendres ou certains basaltes très compacts. Mais si l’on considère essentiellement les calcaires durs les plus communs, le chiffre moyen arrondi à 2,5 t/m3 est le plus réaliste.
5. Que faut-il entendre par « mégalithisme appareillé » ? Le mot appareillé nécessite quelques précisions en matière de mégalithisme. Un appareil est un assemblage de pierres de taille qui constitue un ouvrage ou une grande composante architecturale de cet ouvrage, socle, mur, fronton, etc. 9
5.
-Temple de Bacchus et Jupiter à Baalbek au Liban
-Palais hellénistique du Tobiade Hyrcan à Irak al-Amir en Jordanie
-mur romain du téménos du sanctuaire de Hosn Suleiman en Syrie
-remparts préhellénistiques de l’île d’Arwad
-tombeaux contemporains d’Amrith
-temple de Bêl à Palmyre (piédroits : bloc P3 de la porte de la cella du temple de Bêl à Palmyre qui pèse 31,5 t)
5. Carrières proches des sites : Moins d'un Km pour la plupart
parfois 3 ou 4 km
8. bon choix de carrières : massifs homogènes sur une grande épaisseur
8. Le meilleur choix en la matière est constitué par des affleurements massifs homogènes sur une grande épaisseur. Cette situation très favorable est bien illustrée à Baalbek dans la carrière du mégalithe dit « hajjar al-Hibla » et dans l’exploitation au sud de ce site. En ce dernier lieu, la strate de calcaire dur, épaisse de 4,20 m, permettait d’envisager l’extraction d’énormes monolithes, comme celui qui a été abandonné sur place, un peu avant la fin de son extraction 15 et dont le poids aurait dépassé 1 000 t (fig. 7).
8. Mais ces mégalithes de pierre tendre ne supportent que des contraintes de compression souvent limitées à leur seul poids propre, en particulier lorsqu’ils sont mis en œuvre en délit 17. Leur envergure est donc relativement modeste et leur emploi est réduit à des composantes verticales. Disposées horizontalement en porte-à-faux sur deux points d’appui, comme un linteau, ces pierres se rompraient. Elles ne sont donc utilisables qu’en pierres d’appareil dans un mur ou en position de menhir. Tel est le cas des mégalithes placés au-dessus des tombeaux royaux d’Amrith dont la conservation pose d’ailleurs des problèmes puisque leur position verticale correspond à une mise en œuvre en délit qui évolue vers un clivage des monolithes en plusieurs parties 18 (fig. 6). Cette formule de mégalithisme avec de la pierre tendre constitue probablement l’un des rares exemples dont le choix ne s’explique pas par des raisons techniques.
8. L’extraction de très grands monolithes dans une masse rocheuse très dure est assez longue et constitue une tâche économiquement risquée en cas de cassure. Même une roche très résistante et d’apparence homogène peut se casser au dernier moment, comme le révèle l’abandon de l’extraction du grand obélisque dans la carrière de granit d’Assouan. L’arrêt de l’extraction des deux grands monolithes de Baalbek ne correspond pas, cependant, à ce cas de figure, il semble plutôt tenir à l’abandon, en cours de réalisation, d’un projet de renforcement du podium du temple de Jupiter.
10. Lier la construction mégalithique à l’abondance des esclaves est chose tentante et les « peplum » ont largement contribué à répandre cette image d’Épinal qui semble admise par certains archéologues 23 . Peut-on cautionner ce point de vue ? Une main-d’œuvre servile, plus abondante que dans la construction appareillée, est-elle indispensable, ou simplement nécessaire, pour la construction mégalithique ? Comme cela sera exposé plus loin, l’emploi de mégalithes ne nécessite pas l’augmentation du nombre global d’intervenants, bien au contraire. Dans les opérations les plus longues, notamment l’extraction et la taille, il est nettement plus réduit que dans les mêmes tâches avec des petits blocs. En contrepartie, il est vrai que le bardage et le levage des mégalithes exigent l’intervention d’un ingénieur capable d’organiser correctement le chantier en installant les engins adéquats aux bons endroits. Si l’on considère les mégalithes individuellement, leur manipulation est, certes, plus longue et délicate que le déplacement d’un bloc de moyen appareil, mais le nombre très élevé de petits éléments multiplie les opérations banales et répétitives qui exigent du temps et des hommes.
12. LE MÉGALITHISME FACE AUX SÉISMES Comme il a été évoqué plus haut, les ouvrages mégalithiques appareillés ont été édifiés uniquement à proximité d’affleurements pouvant fournir de grandes pierres. Mais ces sites correspondent également aux zones sismiques engendrées par la faille majeure séparant l’Afrique et l’Arabie et qui est nommée par les spécialistes « le grand accident levantin ». Ces catastrophes naturelles devaient être particulièrement redoutées. Les bâtisseurs antiques bénéficiaient déjà de suffisamment de recul pour connaître parfaitement cette particularité sismique de la région et pour essayer des formules inédites de construction susceptibles de résister aux secousses telluriques. Dans ces zones sensibles, n’y aurait-t-il pas eu, de leur part, une volonté d’opposer aux secousses telluriques la force statique de ces énormes blocs ?
13. Mais est-ce que le mégalithisme peut être considéré comme une solution efficace dans ce domaine ? Si l’on prend l’exemple des monuments de Baalbek, on remarque que le socle hellénistique du temple de Jupiter, qui a été renforcé à l’époque impériale par des mégalithes 37, n’a pratiquement pas bougé alors que les superstructures ont été totalement ébranlées et détruites, pour la plupart. Dans le même site, les superstructures du temple de Bacchus ont beaucoup mieux résisté. Même si la colonnade et les dalles des plafonds sont tombées, les murs ont assez bien résisté, y compris au niveau du linteau de la grande porte qui constitue le point le plus fragile du monument et dont seulement la clef est descendue, mais sans tomber 38. Peut-on parler de hasard, sachant que les Romains ont placé là seulement trois énormes pierres qui constituent la clef et les deux contreclefs, lesquelles se prolongent presque jusqu’aux angles du bâtiment en englobant les pilastres et leur chapiteau 39 ? Par ailleurs, la base des murs de ce temple est composée de grands blocs dont le poids approche et dépasse parfois les 5 t et les quatre mégalithes constituant chacun des piédroits sont taillés en redans adaptés aux assises contiguës pour mieux les relier au mur 40. Même dans les montagnes du Liban, où des découpes en degrés sont parfois employées pour les piédroits monolithes, ce dispositif semble rarissime. Mais c’est surtout l’assemblage interne de quelques blocs inférieurs situés aux abords des angles de la cella et au contact des socles de colonne qui est particulièrement intéressant 41. Vus en plan, leurs joints montants sont biais, à la manière d’une platebande qui serait appareillée horizontalement et les corniches des socles de colonne sont assemblées en onglet à 45° 42 (fig. 10). Grâce à ce dispositif, lors des secousses telluriques, les pierres ne peuvent être déplacées vers l’extérieur puisqu’elles se bloquent mutuellement. Ces dispositifs, qui exigent un surcroît de travail, sont tout à fait rarissimes et totalement invisibles dans le monument initial et ne constituent pas un exercice de style. Ils ont été conçus et réalisés uniquement pour contrer les effets des séismes, en corrélation avec l’emploi des trois mégalithes placés au-dessus de l’entrée du temple.
16. La différence des temps de préparation du terrain et du transport est donc en faveur des petits blocs, mais le gain est faible comparé aux économies réalisées lors de la production des mégalithes sur les temps d’extraction et de taille à pied d’œuvre. Parmi les opérations de mise en œuvre des petites pierres dures, la plus longue est l’assemblage des joints montants par sciage sur place de leurs irrégularités 52 : il dure quinze fois plus pour les 378 blocs que pour le mégalithe de référence, puisque la longueur totale de leurs joints est beaucoup plus importante (fig. 11). Si l’on prend en compte le temps de levage de tous les blocs, de leur mise en place et surtout de l’assemblage, un à un, de leurs joints montants à la scie à joint, la durée totale des deux types d’opérations donne un avantage certain aux mégalithes également dans cette phase de la construction. Mais il est vrai qu’il faudrait, ici aussi, l’étudier au cas par cas pour en préciser l’ampleur réelle.
16. Finalement, les différences globales de coût économique entre les deux solutions sont donc nettement en faveur de la construction mégalithique. La question est, certes, plus complexe lorsqu’il s’agit d’élever des mégalithes très pesants à des hauteurs supérieures à une dizaine de mètres, comme les trois mégalithes constituant le linteau de la grande porte du temple de Bacchus à Baalbek (fig. 12). Dans ces situations, on peut proposer des coûts à peu près équivalents à ceux de la solution avec des blocs plus fragmentés. Mais, d’une manière générale, le coût économique d’une production appareillée mégalithique se situe entre celui d’une réalisation rupestre et d’une construction ordinaire. Cela tient essentiellement à la parenté technique entre les deux procédés, comme l’a déjà souligné E. Renan dès 1864 53. L’économie réalisée entre la production d’un monument rupestre et son équivalent construit a été évaluée à Pétra au deux tiers 54. Dans le cas d’une grande composante architecturale pour laquelle le choix est possible entre la solution mégalithique et l’option d’une construction en moyen appareil, on peut estimer l’économie totale des moyens et du personnel à mettre en œuvre entre un tiers et un quart en faveur de l’ouvrage mégalithique, selon sa position par rapport au sol.
17. L’usage des mégalithes dans la construction gréco-romaine est d’abord dépendant des conditions géologiques et topographiques du lieu. Dans la région, seuls quelques calcaires compacts et quelques grès dunaires pouvaient être employés pour cet usage. La proximité d’affleurements rocheux présentant des strates suffisamment épaisses et homogènes ou d’énormes blocs erratiques très sains est essentielle. On ne connaît pas de monuments mégalithiques de cette période érigés à plus de 5 km d’un affleurement pouvant fournir de tels monolithes. La topographie joue aussi son rôle : dans tous les exemples connus, le terrain est plat ou présente une pente favorable à l’approvisionnement en très grands blocs. Lorsque toutes les conditions naturelles sont réunies ainsi que le matériel et surtout les compétences techniques, les avantages économiques de la construction en mégalithes jouent certainement un rôle important dans le choix des constructeurs. Mais l’un des facteurs déterminants dans ce choix paraît tenir aux avantages indéniables des renforts statiques offerts par les mégalithes en cas de séisme. Le caractère de puissance ostentatoire des constructions mégalithiques n’est peut-être qu’une projection dans le passé de notre perception de ces monuments car rien ne prouve que les constructeurs antiques partageaient le même point de vue. Quant à l’éventuelle abondance de main-d’œuvre qui aurait facilité l’emploi de mégalithes dans certains chantiers, il semble s’agir, là aussi, d’une vue de l’esprit actuelle issue des lacunes de nos connaissances face à l’organisation et au fonctionnement pratiques des grands chantiers de construction de l’Antiquité.
17. À ces avantages économiques et à la résistance statique d’une construction mégalithique, on peut cependant opposer la relative rareté de tels ouvrages par rapport aux très nombreux édifices communs élevés avec des pierres d’un poids modéré. Il est vrai que peu de sites réunissent les conditions géologiques et topographiques favorables à une telle entreprise. Par ailleurs, il faut souligner que, si une main-d’œuvre importante n’est pas nécessaire, en revanche, il est indispensable de s’assurer le concours d’ingénieurs extrêmement compétents en matière de bardage et de levage et de spécialistes de la construction et de l’utilisation de machines appropriées. Pour leur fabrication, celles-ci exigeaient, en outre, l’emploi de longues et solides pièces de bois d’œuvre que les constructeurs ne pouvaient se procurer aisément que dans les zones de montagne, notamment dans les monts du Liban et de l’Anti-Liban. C’est probablement la conjonction de l’ensemble de ces facteurs qui fait que l’on trouve plutôt ces ouvrages à proximité de ces montagnes et, dans une moindre mesure, dans leur prolongement au nord et au sud.